Borgès et Le Clézio par Gombrowicz

Publié le par - Bartlebooth

Ah succulence du mauvais esprit de Gombrowicz !

Borgès n'a pas participé au colloque, mais notre tragique destinée lui a réservé d'autres occasions de se ridiculiser.
Il a en effet enfourché son aéroplane et, accompagné de sa mère, doña Leonor, s'est rendu en Europe pour y conquérir cette Toison d'Or qui s'appelle le Nobel. C'est la seule et unique raison qui a poussé cet homme de plus de soixante ans, presque totalement aveugle, et cette petite vieille qui ne compte pas moins de quatre-vingt-sept printemps, à voltiger en avion-fusée de Madrid à Paris, à Genève, à Londres - de conférences en banquets, en festins - pour que la presse en parle et que la machine se mette en branle. Le reste, je suppose, c'est l'affaire de Victoria Ocampo ("j'ai mis plus de millions dans la littérature que Bernard Shaw n'en a tiré").
Il paraît qu'un député au parlement argentin a voulu déposer une motion pour que la chambre des députés sollicite lors d'une session solennelle l'Académie des Lettres suédoise de décerner le prix à Borgès (tant ils convoitent ce Nobel qu'ils n'ont pas encore décroché). Heureusement, on l'en a dissuadé au dernier moment.
Borgès n'en a pas moins enfourché son aéroplane. En voilà encore un transformé en commis voyageur. Encore un qui vient renforcer l'équipe nationale de football pour ce grand match international... Pourvu qu'il ne fasse pas figure de ballon plus que de gardien de but !
Quel pathétique spectacle que ce solitaire aveugle, avec sa mère de près de quatre-vingt-dix ans, embringués dans ces loopings d'aéroplane... Le pire, c'est qu'il s'y prête, je ne sais trop comment... Et je ne doute pas qu'il recevra le Nobel. Hélas, hélas... oui, on dirait qu'il est fait précisément pour cela. Si quelqu'un doit l'avoir, c'est bien Borgès ! Une littérature pour littéraires, spécialement écrite, dirait-on, pour les membres du jury, un candidat sur mesure, abstrait, scolastique, métaphysicien, suffisamment peu original pour trouver le chemin déjà frayé, suffisamment original dans son manque d'originalité pour faire figure de nouvelle, et même inventive variante de quelque chose de connu et de reconnu. Ce maître queux est aux petits oignons ! Une vraie cuisine pour les gourmets !
Je ne doute pas non plus que les conférences de Borgès "sur l'essence de la métaphore" et autres thèmes de ce genre ne soient fêtées comme il sied. C'est exactement ce qui convient : feux d'artifice glacés, bouquets lumineux d'une intelligence intelligemment intelligente, pirouettes d'une pensée rhétoriqueuse et morte, incapable de concevoir la moindre idée vitale, pensée qui se désintéresse d'ailleurs totalement de la réflexion "véritable", pensée sciemment fictive, traçant en marge ses arabesques, ses gloses, ses exégèses, et donc purement ornementale. Sans doute, mais quel métier ! Littérairement, c'est impeccable ! Quel maître queux ! Qu'est-ce qui peut provoquer plus d'enthousiasme chez des littéraires pur sang que ce littérateur exsangue, littéraire, homme de verbe qui ne voit pas, qui ne voit rien en dehors de ses combinaisons cérébrales ?
On pense à son propos à ces fiches que l'on insère dans les automates pour qu'ils se mettent à tourner et gambader en cadence... Si la grandeur de la littérature se mesure à son caractère non littéraire, à son pouvoir de se dépasser elle-même pour atteindre la réalité, il faut avouer que ce genre de grandeur n'est pas ce qui peut troubler Borgès dans ses laborieux efforts. Oh, d'ailleurs ce n'est pas Borgès qui m'irrite, j'arriverais à peu près à m'entendre, en tête-à-tête, avec lui et avec son oeuvre... non, ce sont les borgésiens qui m'agacent, ce bataillon d'esthètes, de ciseleurs, d'experts, d'initiés, d'horlogers, de métaphysiciens, de raisonneurs, de gourmets... Ce pur artiste a la déplaisante faculté de mobiliser autour de lui tout ce qu'il y a de plus piètre et emasculé !


Et sur Le Clézio :

Le Clézio ? Le Clézio, soit, encore que je n'aie aucune idée de ce que je pourrais bien écrire à son sujet... Le Clézio m'a rendu visite avec sa femme peu après mon arrivée à Vence et m'a fait la meilleure impression, sérieux, intelligent, sincère. Concentré, presque tragique (il a vingt-sept ans). Très beau et plus encore photogénique, si bien que "L'Express" et d'autres revues collent sa photo en pleine page.
La presse voit en lui la principale gloire de la littérature française à l'heure de promesse, il est déjà connu en Europe, catalogué en France comme un futur Camus, les gens s'arrêtent lorsqu'ils le croisent dans la rue. Vingt-sept ans et déjà trois romans (ces Français, vraiment...).
En laissant de côté les incommodités liées à cette position périlleuse, Le Clézio se trouve - me semble-t-il - menacé sur deux fronts. Le premier danger, c'est le genre de vie qui lui est échu, trop paradisiaque et idyllique. Bien portant, vigoureux, bronzé, au milieu de fleurs de Nice, avec une jolie femme, des crevettes, la renommée et la plage... que souhaiter de plus ? Ses romans baignent dans les ténèbres impénétrables d'un désespoir absolu tandis que lui-même, jeune dieu en maillot de bain, plonge dans l'azur salé de la Méditerranée. Mais cette contradiction reste très superficielle, et c'est en fait le second venin, beaucoup plus pénétrant, qui devient le véhicule de ce premier poison. Ce second venin, c'est la beauté.
Il aurait fallu que je le connaisse quand il avait treize ou quatorze ans pour pouvoir en parler plus concrètement. Tel que je le vois à présent, il se défend contre sa beauté par sa voix, d'abord - qui est imprévisiblement basse, virile, puissante - et aussi par le tragique extrême de sa vision du monde et l'héroïsme de son attitude éthique. Ce qui n'exclut pas certaines concessions, sa femme par exemple, qui est mignonne aussi, et leur petite voiture de sport, d'une bonne marque, qui ne manque pas non plus de prestance. Je considère aussi comme très significatif et caractéristique qu'ils habitent à Nice une place baptisée de l'Ile de Beauté. Je ne vais naturellement pas prétendre qu'ils ont choisi cette place exprès, mais dans la vie il y a de ces coïncidences indiscrètes qui révèlent une tendance cachée... ce hasard, à mon avis, n'en est pas vraiment un.
Le Clézio est donc fait de contrastes : d'un côté la beauté, la santé, la gloire, les photos, Nice, les roses, la petite voiture, de l'autre les ténèbres, la nuit, le vide, la solitude, l'absurde, la mort. Mais la plus grande difficulté c'est qu'avec lui le drame devient beau, séduisant. Il se révolte. "La jeunesse, je ne sais pas ce que c'est, cela n'existe pas", a-t-il déclaré dans une interview... mais il n'a pas tenu compte du fait qu'on n'est pas jeune pour soi-même mais qu'on est jeune pour les autres, à travers les autres.
La seule chose qui pourrait le sauver, c'est le rire.


Witold Gombrowicz, Journal tome III : 1961-1969 (Christian Bourgois, 1981, pp.138-141 et 204-205)

Publié dans Lectures

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
<br /> Il est pas un peu aigri l'auteur?<br /> <br /> <br />
Répondre
F
Si vous étiez en face de moi, là, je vous en collerai une (de bise) sur les deux joues - parce que, bon sang, ce que j'étais contente de lire ces lignes sur Borgès, dont je parlais hier avec un ami, avec ce truc aux entournures qui gênait encore, réflexe d'élève craintive, sans doute, qui craint de dire une énormité.
Répondre
B
Merci pour ces quelques lignes sur Le Clézio, où je retrouve certaines de mes propres impressions.<br /> Il faudra quand même qu'on lise "L'Africain" pour voir ce qu'il en dit lui-même...
Répondre